RENCONTRE. Salim Saab, réalisateur du documentaire Le cèdre d’octobre, a filmé la révolution libanaise de 2019 « comme il l’a vécue ». Il revient sur ce moment « mémorable » de l’histoire de son pays.
« Le Peuple veut la chute du régime ! » Ainsi s’ouvre le documentaire Le cèdre d’octobre de Salim Saab, au beau milieu des manifestations du 17 octobre 2019. Deux millions de personnes étaient alors descendues dans la rue pour protester contre les réformes fiscales du gouvernement, notamment contre l’imposition d’une taxe sur les appels WhatsApp.
Ces réformes — et les manifestations qui ont suivi — faisaient écho à la situation économique catastrophique à laquelle le Liban était confronté. Les habitants souffraient déjà de l’inflation et du chômage, qui touche désormais près de 25% de la population, alors que la dette publique atteint 151% du PIB.
Donner une voix au peuple
Salim Saab se trouve au Liban lorsque le mouvement éclate. S’il rejoint d’abord les manifestations en tant que simple citoyen, le réalisateur commence très vite à filmer ce qu’il perçoit comme « un mouvement historique ». Il s’agit pour lui d’un véritable devoir : « les documentaires immortalisent des évènements marquants, un pan de l’histoire. Ils font en sorte que celle-ci ne tombe pas dans l’oubli ».
L’habitué de la scène underground de la ville, dont il avait déjà filmé les coulisses dans son documentaire Beyrouth Street, va d’abord à la rencontre des graffeurs, des rappeurs et des musiciens. « Je voulais donner la parole aux artistes, car ils ont joué un grand rôle selon moi. Ils avaient des messages forts, et redonnaient une énergie à ce mouvement », explique-t-il. Ce sont précisément ces slogans de la révolution qui ornent aujourd’hui les murs de Beyrouth. Un graffeur témoigne ainsi : « au début, je taguais juste ‘révolution’ partout. Puis, je me suis dit qu’il fallait que je remonte le niveau ; en faisant des fresques en rapport avec la révolte ».

Salim Saab passe alors les cinq mois qui suivent aux côtés des manifestants, de tout milieu, pour « leur donner la parole et connaître leurs revendications, leurs messages ». De ces rencontres, le réalisateur retient l’écho d’un espoir, d’un vent de renouveau : « j’ai été témoin de moments de fraternité uniques au Liban ; une ébullition politique et culturelle, des échanges d’idées, une ambiance chaotique ».
C’est ainsi que Le cèdre d’octobre parvient parfaitement à montrer l’énergie qui traverse le pays pendant la révolte. Salim Saab s’attache à filmer sans artifice et sans équipe, lui qui a été marqué par « l’univers de la débrouille », après avoir longtemps fréquenté le milieu du hip-hop beyrouthin. Le résultat, à la fois « brut et réel », sans commentaire, se veut avant tout honnête : « j’ai voulu filmer la révolte comme je l’ai vécue ».
« Le peuple reprend le pouvoir contre une classe politique mafieuse »
Grâce à cette ambition d’honnêteté, Salim Saab parvient à capturer le véritable esprit des manifestations. On peut ainsi percevoir, avec aisance, ce que l’on pensait impossible il y a quelques années : l’unité du peuple. Si le Liban a déjà connu des vagues de contestations, notamment en 2005 lors de la révolution du Cèdre, celles-ci avaient échoué face aux fractures de la société. Une partie de la population réclamait le départ de l’armée syrienne, suite au meurtre du premier ministre Rafic Hariri, imputé à Damas. Cependant, ces mouvements avaient fait l’objet de critiques du camp chiite, renforçant les divisions politico-sociales dont souffre le pays.
Mais aujourd’hui, ce sont des Libanais, de toutes les confessions, qui sont descendus dans la rue. Un manifestant témoigne au micro de Salim Saab : « c’est la première fois qu’on s’exprime tous ensemble, c’est comme si c’était une thérapie ». Une thérapie qui apparait nécessaire pour ce peuple heurté par les guerres civiles, dont les psychoses ont longtemps été entretenues par les partis confessionnels au pouvoir.
Et c’est précisément ces partis traditionnels qui sont aujourd’hui dénoncés par la population. Le peuple rejette l’obsolescence et la corruption de la classe dirigeante libanaise, héritée de la guerre civile, aujourd’hui responsables des déboires du pays. Selon Salim Saab, les Libanais « voulaient reprendre le pouvoir, contre une classe politique mafieuse qui a divisé et appauvri le pays ». Le peuple ne réclame pas seulement au premier ministre Saad Hariri de se retirer, mais demande le départ de toute sa génération politique : « j’ai l’habitude de dire qu’il y a des Liban, et donc des gouvernements. Inévitablement, ce n’est pas un roi ou un président qu’il faut dégager, mais toute une classe politique ».
Le sentiment d’unité est renforcé par la place intégrante qu’occupent les femmes au sein des manifestations. Le réalisateur s’est d’ailleurs attaché à montrer l’importance de leur rôle, lui qui avait déjà mis les femmes arabes à l’honneur, avec son documentaire Forte. Pour lui, la révolution d’octobre représente une chance de montrer que la femme libanaise n’est ni soumise, ni objet de « fantasmes occidentaux ». Mais qu’elle est finalement partie intégrante de la société civile.
Selon leurs propres mots, les femmes « jouent un rôle de premier plan dans cette révolte ; un rôle actif et magnifique ». Dès le 24 octobre, le coup de pied de Malak Alaywe Herz, donné à un policier, est devenu le symbole du retour des femmes sur le devant de la scène contestataire. Celles-ci ont tout à gagner à descendre dans la rue, car le régime confessionnel actuel ne permet pas l’application d’une loi laïque, qui garantit l’égalité entre les sexes. Les Libanaises ne peuvent pas transmettre leur nationalité à leurs enfants, et sont sujettes à de nombreuses inégalités face au divorce, au mariage ou encore à l’héritage.
« Alors que je filmais le chaos, un homme tire dans ma direction »
C’est donc un peuple uni, femmes et hommes, chrétiens et musulmans, qui a fait face au régime. Cependant, les manifestants sont rapidement confrontés à la répression. Dès le 26 octobre, l’armée déloge par la force les manifestants et ouvre le feu sur la foule à Beddaoui, près de Tripoli. Suite à ces évènements, Amnesty International dénonce dans un communiqué le « recours excessif à la force » de la police, qui se traduit par l’utilisation de gaz lacrymogène, ainsi que de balles en caoutchouc, en plomb et même des balles réelles.
Salim Saab revient ainsi sur un épisode particulièrement marquant qui illustre l’étendue de la répression du régime. Alors qu’il suit les manifestations, il se souvient de l’atmosphère chaotique qui règne dans les rues de Beyrouth : « les femmes scandent des slogans, quelques anarchistes cassent des devantures de banques. Un groupe tague A.C.A.B (All Cops Are Bastards – Tous les flics sont des salauds, NDLR) un peu partout sur les murs. Alors que je filme le désordre général, un homme tire dans ma direction — avec un pistolet d’alarme —, sinon je ne serais pas là pour répondre à vos questions » !
Très vite, la scène se transforme en affrontement entre les manifestants et les forces de l’ordre. « Ils foncent sur la foule, frappent au hasard tout ce qui bouge, des bombes lacrymogènes explosent autour. La foule se disperse. Je me réfugie dans un hall de bâtiment, mais il est envahi par du gaz lacrymogène. Je sors, et là, je me retrouve face à un jeune d’environ 16 ans, en train de se faire matraquer par la police ».
L’heure du bilan
Après plusieurs mois de chaos dans les rues de Beyrouth, le mouvement ralentit face à la crise sanitaire. Puis, le 4 août 2020, le port de la capitale libanaise explose. L’accident laisse derrière lui 204 morts, 6 500 blessés, 300 000 personnes sans-abri, et surtout un peuple abattu. Là encore, la catastrophe est imputée à la négligence de la classe dirigeante. Le peuple, exténué, est traversé par une vague de désarroi, qui oscille entre amertume et résilience. Selon Salim Saab, « beaucoup de jeunes sont fatigués. Il est vrai qu’après l’explosion, en plus des différentes crises économiques et sanitaires, le mouvement s’est un peu essoufflé ».
Malgré le timide bilan qui résulte de ces crises multiples, Salim Saab affirme que les mouvements d’octobre ont eu un effet positif. Il observe en effet qu’un véritable changement s’est tout de même opéré dans la société : « cette révolte a permis aux Libanais de briser la peur. Aujourd’hui, ils ne craignent plus de descendre dans les rues pour réclamer leurs droits et la chute de ce système corrompu. Cette révolte va ouvrir la porte à d’autres mouvements ». C’est précisément pour ces raisons que celui-ci semble optimiste quant au futur : « aucune révolte n’aboutit en quelques mois. Il faut des années. Il y aura de la souffrance, mais on y arrivera ».
Aujourd’hui, des manifestations sont de nouveaux organisées au Liban, notamment à Tripoli. Depuis le 27 janvier, des centaines de personnes occupent les rues de la ville. Les habitants dénoncent la gestion de la crise sanitaire et économique par le gouvernement. Les mêmes problématiques sociales et politiques reviennent sur le devant de la scène médiatique : le chômage, l’inflation, mais aussi le manque d’infrastructures. À ces difficultés s’ajoutent celles de la crise sanitaire, marquée par un manque largement palpable d’accès aux soins. D’ailleurs, on estime que la moitié des Libanais vivent désormais sous le seuil de pauvreté.
Salim Saab voit dans ces manifestations le signe que le peuple ne se résignera pas, malgré les difficultés, et que « l’esprit de révolte est toujours présent ». Il conclue entre détresse et espoir : « de toute façon, il n’y a pas d’autres solutions, à part la révolution ».