À Lannion, ville bretonne de près de 20 000 habitants, les gilets jaunes se mobilisent depuis le mois de novembre 2018. Ils parlent d’une misère qu’on ne voyait plus. Leur rond-point est alors devenu un lieu de vie et d’échanges. Reportage à la veille de leur évacuation par les forces de l’ordre, le 18 décembre.
Une grande cabane a été construite sur le rond-point du bowling, dans la zone industrielle de Lannion, dans les Côtes-d’Armor. Trois pièces la composent. Des canapés, des fauteuils verts et une table ont été installés. Dans la pièce du milieu, celle qui donne sur la porte d’entrée, une sorte de cuisine-débarras a vu le jour. Une gazinière, des provisions et des ustensiles de cuisines sont entassés.
Lundi 17 décembre, la veille de l’évacuation, six gilets jaunes sont présents. Quatre d’entre eux sont agglutinés près du feu, protégés par de grands panneaux en bois en guise de murs. Un livre traîne sur une botte de foin. Quelques minutes plus tôt, un jeune homme d’une vingtaine d’années y dormait, enroulé dans une couverture bleu ciel à carreaux vert d’eau. Il est protégé d’une bâche blanche contre le vent et seules ses baskets dépassent de la couverture.
Sur les murs, des dessins d’enfants ont été accrochés et un tableau sert à la communication. « On est prêt à faire Noël sur ce rond-point », annonce Gilles Le Luron, président du musée de Perros-Guirec, commune avoisinante. Il est mobilisé depuis un mois avec les gilets jaunes. Ces projets de fêtes seront vite détruits, le lendemain de notre entrevue, par des pelleteuses et les policiers venus démanteler les barrages des gilets jaunes et leurs constructions sur les ronds-points. Il ne leur reste plus qu’à réinventer leur lutte, qu’ils sont loin d’abandonner au premier coup de tractopelle.
Bloquer le trafic de carburant
« L’armature du campement est faite de palette et le toit d’épaisses bâches. », explique Gilles Le Luron. Le tout semble néanmoins solide, résistant au vent et à la pluie bretonne. C’est l’art de la débrouille sur ce fief des manifestants. Sur le bord de la route, des pneus ont été disposés.
Les bolides filent autour du rond-point sans être arrêtés. Des conducteurs regardent, étonnés de voir une telle bâtisse en bois, digne d’une ZAD ou d’un château fort rustique, plantée sur le sommet du carrefour. D’autres ne daignent pas regarder. Et enfin, il y a ceux qui klaxonnent en soutien. En réponse, des mains ou des poings tendus émergent de la cabane. Signes de reconnaissance.
Vers 13 heures, ils sont une dizaine sur le rond-point. Bonne ambiance. Gilles mange un sandwich aux rillettes au coin du feu et Daniel salue les voitures avec sa canne, au bord du rond-point. Soudain, le petit monde s’agite. Un camion-citerne approche. Un gilet jaune place une barrière en bois devant la route. Le camion s’arrête et échange quelques mots avec un gilet jaune.
Tout s’organise. Chacun se poste à un embranchement du rond-point. Ils régulent le trafic et bloquent la circulation de sorte à ce que le camion reparte d’où il vient. « Il transporte du carburant, lance Vincent, un gilet jaune, on ne le laissera pas passer. » Un autre homme explique ne pas être convaincu des barrages constants. « On peut comprendre que pour les commerçants et les conducteurs cela soit gênant, détaille-t-il. C’est pour cette raison qu’hier nous avons ouvert, mais pour les transports de carburants, on bloque. »
Premières mobilisations
Daniel vient tout juste d’arriver. L’homme de 70 ans passe ici tous les jours pour déposer des vivres. Un acte qui semble normal pour ce retraité. « Il faut se bouger, chacun à sa manière ». Aujourd’hui, il a sorti de son coffre un sac plastique, dans lequel il a rangé des boîtes de thon, des haricots verts, et du riz. C’est la première fois de sa vie que cet habitant de Lannion se mobilise de la sorte.
Rapidement, une conversation s’engage avec Gilles Le Luron. « Macron ne comprend rien », tonne l’un, par dessus le son d’une radio accrochée à une palette. Pour eux, la politique actuelle du gouvernement et plus particulièrement du président Macron, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Gilles Le Luron croit en la République et ce qu’elle symbolise avec son emblématique devise. Pourtant, il ne se reconnaît pas dans la politique macronienne.
Un peu plus tard, une dame, seule, traverse la route menant au rond-point. Elle n’a pas encore eu le temps de se vêtir de son fameux gilet jaune. Danièle vit seule et habite Lannion. Sa dernière manifestation remonte à 2001, à Nice, contre la guerre en Irak. « Il est important de se mobiliser pour obtenir quelque chose. À qui doit-on les congés payés, par exemple ? », lance-t-elle. Samedi, la femme de 65 ans a enfilé son gilet pour la première fois pour rejoindre le mouvement.
À première vue, les manifestants semblent former un groupe très hétérogène. Le président du musée de Perros-Guirec avoue tout de même qu’il y a quelques personnes d’extrême gauche ou d’extrême droite parmi eux. « Il n’empêche qu’ils sont côte à côte dans cette mobilisation. C’est une première en quelque sorte ». Gilles Le Luron parle d’une mobilisation loin des syndicats, ne se revendiquant d’aucun bord politique, puisque chacun se positionne de manière différente. « Nous ne voulons aucune violence et aucune insulte ici », ajoute l’homme qui se décrit comme un « humaniste ».
« Une misère que les gens ne voyaient plus »
Gilles Le Luron avoue n’avoir pas rejoint dès le début les gilets jaunes. C’est finalement sa sœur qui l’y a poussé. Pour lui, ce mouvement permet d’exister en tant qu’individu. « On est là pour que la misère soit moins dure ». Il est surtout présent pour soutenir les plus pauvres. La misère, il l’évoque souvent : « C’est une misère financière que les gens ne voyaient plus, car certains en situation difficile ne voulaient plus se montrer. Avec les gilets jaunes, ils peuvent exister ».
Au dos de son gilet jaune, on lit le mot « Misère ». « Les pauvres ont parfois honte. » poursuit l’homme. Honte de leur pauvreté. Honte de dire qu’ils vivent au RSA. « Ici, la parole se libère un peu » détaille-t-il, pensif.
Le froid accompagné de sa brise fraiche paralyse un peu les doigts. Mais, « ce sera pire en janvier », annonce Gilles Le Luron. « Cet endroit est un lieu d’écoute, de discussion où les gens peuvent raconter leur détresse, le chagrin du chômage. » déclare-t-il. Dehors, juste devant la porte d’entrée, un feu brûle. Une, puis deux bûches sont rajoutées dans le tonneau et tout de suite les mains se décrispent. « Autour d’un feu, c’est un peu de chaleur humaine qu’on vient trouver ».
Cette chaleur se propage vite dans la petite entrée du château fort des gilets jaunes. Il faut constamment changer de place pour échapper à un nuage gris et chaud. Une fumée épaisse dans laquelle des cendres volent dans tous les sens, portées par de petits tourbillons d’air chaud pour atteindre parfois les yeux, se dégage du cylindre. Elle s’immisce entre chaque maille des vêtements et son odeur piquante s’y blottit inévitablement. Qu’importe, à ce moment, pour les quelques gilets jaunes : il fait bon.