Peu avant 20 heures le lundi 15 avril 2019, la flèche de la cathédrale Notre-Dame de Paris s’est effondrée des suites d’un violent incendie. L’incident qui a immobilisé et ému la France tout au long de la soirée a immédiatement suscité des élans de bienfaisance pour prendre le dessus sur l’événement. Et anticiper la reconstruction de la plus célèbre cathédrale du pays. De quoi relancer les débats autour de la question de la reconstruction des monuments détruits ou accidentés du point de vue de l’Histoire.
Dès la diffusion des premières images de la toiture de la cathédrale en feu, les réseaux sociaux se sont agités de plus en plus intensément. Puis la propagation des flammes jusqu’à la flèche et l’impuissance des pompiers face à la situation ont sonné le destin du drame de Notre-Dame. Presque instantanément, les Parisiens présents n’avaient plus que le mot « reconstruction » au bout des lèvres et les premières collectes de fonds sont apparues sur la toile avec le lancement de plusieurs cagnottes Leetchi. « Nous rebâtirons Notre-Dame », s’est exclamé le Président de la République, contraint quelques heures plus tôt d’annuler son allocution très attendue à la télévision. La Fondation du patrimoine a annoncé dans cette optique le lancement d’une grande « collecte nationale » dès le lendemain, et les fortunes du monde entier ont amorcé des promesses de dons pharaoniques.
Cette cathédrale Notre-Dame, nous la rebâtirons. Tous ensemble. C’est une part de notre destin français. Je m’y engage : dès demain une souscription nationale sera lancée, et bien au-delà de nos frontières.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) 15 avril 2019
Une effervescence de bonnes volontés face à un drame pour le patrimoine et l’« identité française », une « union sacrée » de la classe politique, et une population touchée par l’événement. Quoi de mieux pour envisager une reconstruction effective de la cathédrale dans les années à venir. Un choix qui semblerait facile à engager en faveur de la reconstruction d’un monument historique. Il s’agit pourtant d’un très lourd débat entre les historiens et les architectes qui dure depuis des siècles, dont Notre-Dame elle-même a fait l’objet au cours de ses 850 années d’existence.
Notre-Dame, une cathédrale revisitée par Viollet-le-Duc
Au XIXe siècle, Notre-Dame est une cathédrale très abimée et fatiguée, il est même envisagé de la détruire. Mais la Monarchie de Juillet en décide autrement sous l’impulsion de l’influent Ministre de l’Intérieur François Guizot, qui souhaite remettre en valeur les édifices de l’Ancien Régime. La restauration de Notre-Dame est confiée dès 1843 à l’architecte Eugène Viollet-le-Duc. Mais il s’agit finalement de bien plus qu’une simple restauration des lieux. L’architecte entreprend des changements très importants, notamment par l’ajout de rosaces, de chimères, de gargouilles, y compris d’une statue de lui-même sous les traits de Saint Thomas, comble de son estime pour sa propre personne. Il ajoute aussi un élément encore plus visuel à Notre-Dame, sa flèche.
En réalité, la flèche initiale de la cathédrale avait été construite en 1250, puis démontée dès 1786 pour des raisons de sécurité, elle menaçait de s’écrouler.
Avec le chantier Notre-Dame, Viollet-le-Duc restaure le monument à l’aide de techniques et de matériaux anciens, mais il se permet aussi des créations qui lui sont fortement reprochées. L’ajout de cette flèche, aujourd’hui détruite par l’incendie, était considérée anachronique, l’architecte l’ayant basée sur le modèle de la flèche à deux étages de la cathédrale d’Orléans créée en 1852.
Enseignante-chercheuse à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille et spécialiste du patrimoine du XXème siècle, Caroline Bauer tient à prendre du recul sur le débat qui a eu lieu à l’époque du Viollet-le-Duc « Nous devons évaluer cette intervention non pas avec nos valeurs d’aujourd’hui, qui ont beaucoup évolué en lien avec notre rapport au patrimoine, mais comme une part intégrante de l’histoire du monument ».

L’architecte n’a jamais caché ses aspirations quant aux chantiers dont il était chargé. Il est même allé jusqu’à inventer sa propre définition de la restauration au nom de sa conception de la cohérence et de la beauté visuelle.
Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné
Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Eugène Viollet-le-Duc, 1854
Se pose alors la question de l’intérêt d’une restauration si l’édifice perd son caractère originel et se voit attribuer de nouveaux éléments stylistiques.
La restauration des édifices contestée
Plusieurs écoles s’affrontent pour appréhender le conditionnement des monuments historiques en histoire et en architecture. Les plus puristes s’appuyant avant tout sur la notion d’authenticité, à savoir la conformité à la vérité et à la réalité. Les monuments sont liés à l’histoire qu’ils traversent, à leur persistance dans le paysage des événements.
Le Dôme de Genbaku en a longtemps été le plus illustre des monuments. Suite au bombardement atomique d’Hiroshima le 6 août 1945, le Palais d’exposition industrielle de la préfecture de la ville est l’un des seuls monuments dont les murs tiennent debout, au milieu d’un champ de ruine. Le Dôme est resté en l’état, il a été restauré pour devenir un mémorial, l’édifice s’est transformé en véritable témoin de l’Histoire.

Dès le XIXe siècle, l’artiste britannique John Ruskin s’oppose formellement au principe de restauration, qu’il considère comme une destruction totale et une souffrance pour les édifices. La ruine est lourde et chargée de sens. L’architecte William Morris rejoint cette théorie en fondant la Society for the Protection of Ancient Buildings en 1877 pour s’opposer aux restaurations entreprises sous l’ère victorienne. La plus grosse crainte reste donc celle d’un passé réinventé au gré des mutations, au moment même où le romantisme du siècle souhaite garder ses monuments historiques.
Le cas tragique de la cathédrale Notre-Dame de Paris reste particulier dans son symbole, l’événement qui vient de la frapper retentit dans son histoire et appelle à une interrogation sur la reconstruction des monuments. La reconstruction immédiate du patrimoine accidenté apparaît aujourd’hui indispensable, en témoigne la restauration enthousiaste du Parlement de Bretagne à Rennes suite à l’incendie de 1994.

Les monuments sont des témoins de l’histoire. C’est à nous de savoir ce que nous souhaitons transmettre à travers eux : une charge symbolique pour commémorer un drame historique comme pour le mémorial de la paix d’Hiroshima. Ou encore en France avec le village d’Oradour-sur-Glane qui vise à préserver la mémoire du massacre de 1944.
Il me semble que pour la cathédrale Notre-Dame de Paris, les enjeux sont tout à fait différents et que les valeurs esthétiques et constructives sont par exemple essentielles.
Caroline Bauer
Mais de nombreux autres édifices, châteaux, théâtres, gares et lieux de culte n’ont jamais été reconstruits suite aux événements qui les ont intégralement ou partiellement détruits. Ce que constate la spécialiste « ce n’est pas seulement les cathédrales ou les châteaux, mais qu’il s’agit aussi d’édifices plus ordinaires ou plus récents, car faisant partie intégrante de notre identité »
La flèche doit-elle être rebâtie ou les efforts doivent-ils se concentrer uniquement sur la manière de restaurer la charpente ? Le débat ne fait que commencer pour les spécialistes qui seront en charge du projet de restauration. Philippe Villeneuve, architecte chargé de la restauration de Notre-Dame depuis 2013 a d’ores et déjà annoncé son souhait. « Pour moi, non seulement il faut refaire une flèche, mais il faut la refaire à l’identique, afin justement qu’elle ne soit pas datable », déclare-t-il au Figaro le 3 juin 2019.