CINÉMA. Réalisateur de La vie des autres, Florian Henckel von Donnersmarck mène dans L’oeuvre sans auteur un exercice de style brillant. Inspiré de la vie de Gerhard Richter, peintre allemand né en 1932, passé d’Est en Ouest, le film sorti en salle le 17 juillet dernier délivre une véritable démonstration de force entre subtilité et grandeur.
Nommé aux Oscars, aux Golden Globes 2019 dans la catégorie « Meilleur film étranger » et « Meilleure photographie », sélectionné au Mostra de Venise 2018, L’œuvre sans auteur mérite largement l’engouement qu’il suscite. Une narration brute, une esthétique léchée, trois heures d’immersion dans l’Allemagne du XXème siècle. La fresque s’étend de 1939 aux années 1960. S’esquisse dans le parcours de Kurt Barnert, jeune artiste dresdois, toute la complexité d’un pays qui en l’espace de quelques années devient la terre du nazisme, puis un terrain de jeu privilégié la guerre froide.
D’une partie à l’autre
La première partie du film nous montre un jeune Kurt, interdit, rêveur, silencieux. Un garçon animé d’une innocence et d’une liberté infinies, cultivées par sa tante dont il est très proche. La jeune femme, diagnostiquée schizophrène, subit de plein fouet l’eugénisme nazi. Elle est arrachée aux siens. Son destin est aux mains d’un médecin SS qui d’un simple trait de crayon peut l’anéantir. On saluera alors l’interprétation de Saskia Rosendahl qui d’un coup d’oeil, d’un sourire, transmet tantôt son errance, tantôt sa lucidité.
Un film qui prend le temps d’aller à l’essentiel
Si le film s’amorce par une première partie rythmée, violente, une narration plus lente lui succède et laisse résonner les blessures accumulées. Émotions et réflexions se mêlent avec un équilibre certain. La construction chronologique du film, classique mais efficace, pose les jalons d’un regard, plus encore que d’un parcours. Un regard pleinement conscient, un regard qu’il ne faut pas détourner (« Never look away » est le titre anglais du film).
Et c’est là même le parti pris du film. Si Florian Henckel von Donnersmarck sait remettre des Hommes là il n’y avait que des dates, ce n’est pas tant pour donner une lecture pathos d’une histoire déjà maintes fois racontée. Au contraire, le film vient rendre à l’horreur toute son évidence. On se passe de commentaire, de musique, d’effet de réalisation face à la monstruosité dans ce qu’elle a de plus incontestable. On comprend alors ce que fait la guerre chez les civils ou encore ce qui motive l’eugénisme médical, considéré comme un enjeu de santé publique et de professionnalisme.
Réflexion sur l’art, art de la réflexion
Le film s’ouvre avec l’exposition sur « l’art dégénéré » organisée par le régime nazi. Le jeune Kurt Barnert observe, interdit. En grandissant, on comprend que si les codes ont changé, la fascination est intacte. On voit alors Kurt évoluer en silence, prendre à l’existence ce qu’elle a de plus simple pour en faire quelque chose de beau. Le dessin très vite devient l’incarnation de cette faculté à trouver de la liberté dans un cadre. Le jeune artiste passe très vite d’un carcan à l’autre, montrant à chaque fois une passion et une dextérité que lui envient ses pairs. D’Est en Ouest, de bas en haut, le parcours de Kurt est marqué par la recherche de la vérité. Une quête plus forte encore que celle du beau dans ce siècle désenchanté.
Le personnage passe par le réalisme soviétique et se détache très vite de son obsession pour le collectif. La dénonciation du syndrome de l’amour-propre (« Ich, Ich, Ich ») qui aurait perdu des artistes comme Van Gogh pousse un conformisme acharné. À l’Ouest, on tente de créer la surprise, l’inédit, quitte à pousser le non-sens à l’extrême. C’est la rencontre d’un professeur, campé avec beaucoup de prestance par Oliver Masucci qu’on avait vu dans la série Netflix Dark, qui nous raccroche à la première partie du film : l’art est l’expression d’une identité, d’une histoire.
Des personnages secondaires au premier plan
S’il est rare de voir un personnage principal si peu loquace, on reconnaîtra aisément qu’avec le jeu subtil de Tom Schilling qui l’incarne, Kurt Barnert peut se passer de mots. Les sens du personnage sont retranscrits à l’écran. L’image se brouille à la suite des scènes éprouvantes, les couleurs et les sons deviennent motifs, des thèmes. Le somptueux « November » de Max Richter n’est plus seulement une partition mais un souvenir où traitement de l’image, du son et jeu sont un tout. Les personnages existent en quelque sorte tout autant par les ambiances sonores et visuelles que par le jeu des acteurs.
Et si le silence de Kurt Barnert peut se suffire, c’est aussi parce que L’œuvre sans auteur ne lésine pas ses personnages secondaires dont la complexité et l’interprétation donnent à la narration le relief qu’elle mérite. Les prestations Sebastian Koch (dans le rôle du professeur Carl Seeband), Paula Beer (dans le rôle d’Ellie Seeband, sa fille) ou encore Oliver Masucci (pour le remarquable professeur inspiré de l’artiste Joseph Beuys) sont frappantes.
Parce qu’il est la preuve que tout n’a pas été sur la Seconde Guerre Mondiale, sur la division de l’Allemagne, que l’art peut se réinventer, se nourrir de celles et ceux qui l’ont pensé, repensé, L’Œuvre sans auteur n’est pas simplement un film, c’est aussi un événement.