Du 8 au 10 juillet 2018, en Bosnie-Herzégovine, plus de 5 000 personnes participaient à la Marche pour la Paix. Ils sont partis de Nezuk pour arriver à Potočari (municipalité de Srebrenica). 80 kilomètres pour perpétrer la mémoire du massacre de Srebrenica, mais également lutter contre le négationnisme. Il s’est déroulé en juillet 1995, lors de la Guerre de Bosnie-Herzégovine, et a coûté la vie à plus de 8 000 hommes.
« Si on oublie les morts, on les tue une deuxième fois ». Jean-Luc Berbezier, président de l’association Enfrance du Monde, défie les kilomètres, chaussures de randos bien lacées, sac à dos sur les épaules et bob enfoncé sur la tête. Chaque année, près de 5 000 personnes participent à la Marche Pour la Paix, Marsmira en Bosniaque. Le 8 juillet 2018, ils sont partis de Nezuk, ont traversé Liplje, Pobuđe pour arriver à Srebrenica, le 10 juillet. Un trajet en mémoire de la colonne qui a fui l’enclave musulmane de Srebrenica et de la guerre en Bosnie.
« Ce qu’il s’est passé en Bosnie et à Srebrenica, il ne faut pas que cela se reproduise. Ni ici, ni ailleurs, déclare Jean-Luc Berbezier, bien conscient, malgré tout, de son utopisme. Malheureusement, les intérêts humains passent trop souvent après les intérêts économiques et politiques ». Pour lui, cet événement permet en quelque sorte de dire « merde à tous les nationalismes, d’aujourd’hui et d’hier ». Si trop peu de gens s’intéressent à la Bosnie à ses yeux, certains sont tout de même présents. C’est un message de soutien qu’il veut faire passer aux Bosniens* en marchant.
Attaque sur l’enclave musulmane
Un retour en arrière s’impose. Le 6 juillet 1995, l’armée de la République serbe de Bosnie, dirigée par le commandant en chef Ratko Mladic, lance l’offensive sur Srebrenica, ville située dans l’enclave bosniaque et donc musulmane. L’endroit est bombardé. Depuis deux ans, la ville est assiégée, mais elle est aussi « zone protégée » par les Nations Unies.
Le 11 juillet 1995, Srebrenica est aux mains des Serbes. Les casques bleus néerlandais assistent impuissants au nettoyage ethnique. Pour l’armée serbe de Bosnie, il faut tuer les géniteurs, éliminer les non Serbes. Ce processus s’inscrit dans le projet de Karadzic (président de la Républika Srpska, la République serbe de Bosnie), soutenu par Milosevic (président de la Serbie). Une opération froidement préméditée et planifiée. Terrorisés, les civils rejoignent la base militaire de l’ONU à Potočari, pour s’y réfugier. Le lendemain (12 juillet), les habitants sont triés, les femmes et enfants séparés des hommes par les forces serbes. Les premiers sont déportés, évacués vers le territoire tenu par l’armée bosniaque. Les hommes, qui sont restés, sont abattus méthodiquement.
Fuite dans la forêt
Prévoyant leur mort certaine, le soir du 11 juillet 1995, entre 10 000 et 15 000 hommes de la région de Srebrenica forment une colonne et fuient dans les montagnes. Ils seront pourchassés, traqués et pris en embuscade par les forces serbes. Par groupes, les Bosniaques** sont fait prisonniers. Ils sont emmenés vers des sites d’exécution. 6 000 d’entre eux sont assassinés.
Au bout de cinq jours, près de 4 000 hommes réussissent à rejoindre Nezuk, à 80 kilomètres de là. Épuisés, affamés et parfois blessés, mais libres. D’autres survivants rejoindront le territoire bosniaque au bout de plusieurs mois d’errance. En tout, 8 372 morts. À plusieurs reprises, le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie qualifie le massacre de génocide.
Marcher pour la mémoire
Depuis 2005 en Bosnie, la Marche pour la Paix avance sur les pas de cette colonne. Le chemin est retracé en sens inverse. Au lieu de partir de Srebrenica, les marcheurs y reviennent symboliquement. Ce sont majoritairement des Bosniaques qui participent à la marche, mais ils comptent sur la présence d’internationaux.
Nerma Crnic est née en Bosnie. À trois ans, elle vit en plein chaos, dans la région de Prijedor. Elle fuit avec sa famille en direction de la France, où elle habite aujourd’hui. En 2015, elle est venue à la cérémonie du 11 juillet à Potočari (municipalité de Srebrenica). Et cette année, pour la première fois, elle participe à la Marche pour la Paix. « Faire cette marche était pour moi quelque chose d’évident, je ne me suis pas vraiment posée la question, lance-elle avec dynamisme et spontanéité. Ce fut le massacre de la plus grande ampleur depuis la Seconde Guerre Mondiale en Europe. Il est nécessaire de faire perdurer la mémoire, notamment à travers cette marche, précise-t-elle. Cela me fascine de voir des milliers de gens marcher ensemble. Ils sont intéressés, déterminés et comprennent ce qu’on a vécu durant la guerre ». Un silence. « C’est incroyable» souffle-t-elle. Ne pas oublier les morts. C’est le mot d’ordre pour garder en mémoire un passé d’une violence inouïe, qui ne date pourtant que des années 1990.
Lutter contre le négationnisme
Pour de nombreux marcheurs, cet événement va au-delà du travail de mémoire. C’est aussi une lutte contre tous les négationnistes. Ivar Petterson, président de l’association Solidarité Bosnie, est présent depuis la première marche en 2005. « Pour moi ce n’est pas uniquement commémorer. Marcher est une manière de lutter contre l’injustice. Sous un soleil discret, un bâton en bois à la main, il décrypte. Ce sont ceux qui ont commis le génocide qui sont aujourd’hui propriétaire de la région (ndlr : la République serbe de Bosnie). La situation est loin d’être réglée dans le pays. Les dirigeants de la Republika Srpska ont toujours cette volonté de poursuivre la politique de Karadzic, Milosevic, Mladic… »
Marcher est ainsi un moyen de soutenir et encourager les Bosniaques qui sont retournés vivre dans la région. C’est un recours pour lutter pacifiquement contre nationalisme et négationnisme. « Il y a non seulement une forme de négationnisme mais aussi une forme de préparation à la nouvelle génération bosno-serbe, analyse-t-il. Cela se traduit dans la scolarité où une histoire erronée de la culture et de l’histoire de Bosnie est apprise, entre embrigadement et endoctrinement ». Ses jambes se dirigent vers Srebrenica tandis que ses pensées s’écartent vers les méandres d’une réalité complexe, régissant la Bosnie d’aujourd’hui. Pour cet engagé de première heure, il est néanmoins primordial de distinguer populations et gouvernements de l’époque. Ici, il était question de « régimes criminels et manipulateurs » conclue-t-il.
Après trois jours sur les traces des hommes de la colonne, la Marche arrive à Potočari. C’est là que se trouvait la base militaire des Nations Unies. C’est aussi là que se dresse le mémorial et les tombes de ceux qui ont été retrouvés. Les marcheurs entrent les uns après les autres dans le village. Ils sont accueillis par les habitants et ceux qui n’ont pas pu marcher. À chaque mètre, ils sont photographiés, filmés. Ils étaient attendus avec impatience.
Un silence s’impose doucement, alors que les marcheurs pénètrent progressivement dans le mémorial. Ils dépassent les plaque sur lesquelles sont gravés les noms des victimes. Une liste sans fin. Parmi la foule, des femmes, seules, observent. Leurs sanglots s’échappent parfois du calme assourdissant. Elles ont perdu les hommes de l’enclave de Srebrenica. Tantôt maris, frères, tantôt cousins, ou bien amis. Maintenant défunts. Le lendemain, les corps retrouvés seront enterrés, comme chaque année, à l’occasion de la cérémonie du 11 juillet 2018.
Bosniens* : Le terme Bosniens désigne les habitants de la Bosnie-Herzégovine dans leur ensemble, sans distinguer les appartenances sociales, religieuses, politiques ou ethniques. De manière globale, ce sont les Bosno-Croates, les Bosniaques et les Bosno-Serbes.
Bosniaques** : Les Bosniaques sont un peuple de la Bosnie-Herzégovine. Ils sont de confession musulmane, pour la grande majorité. Durant la guerre, l’enclave de Srebrenica était une enclave bosniaque en territoire serbe (entité serbe de Bosnie).